
Almeida Júnior: Retrato de moça, 1871
Tout a commencé quand, en feuilletant le catalogue des Pinacothèques Aldo Locatelli et  Ruben Berta (ouvrage de 2008 organisée par Ana Luz Pettini et Flávio  Krawczyk), situées ici, à Porto Alegre, j'ai trouvé deux oeuvres d'Almeida Júnior. La première, Retrato de Moça (1871), et la deuxième, Auto-Retrato (1878). Les deux, qu'aujourd'hui font partie des fonds de la Pinacothèque Ruben Berta, sont loin d'être les plus fameuses oeuvres d'Almeida Júnior. Même comme ça, quand je les ai vue côte à côte, dans la même page, et quand j'ai perçu les dates de composition de chacune, je me suis étonnée moi-même : de 1871 à 1878, ça veut dire, au but de sept ans, un très court espace de temps,  Almeida Júnior a passé, dans sa peinture, du XVIIIe au XIXe siècle.
La petite fille d'Almeida Júnior et la Pompadour de Boucher...
Je m'explique: quand j'ai vu le Retrato de Moça [Portrait de Petite Fille], je me suis rappelée de François Boucher (1703-1770). J'irais alors faire une très, très petite analyse du tellement fameux portrait de Madame de Pompadour, de 1759, dont je reproduis ici un détail. On doit faire attention à la façon de représenter la carnation, le format du visage, les lèvres, l'éclat typique des yeux clairs. Ces femmes (la petite fille et Pompadour) peuvent ne pas être identiques, mais à mon avis elles font partie, lato sensu, de la même famille stylistique. Aurait Almeida Júnior connu ces conventions à l'Académie Impériale des Beaux-Arts, où il entrait le 1869 ?  Et ce style "Ancien Régime", aura-t-il arrivé ici avec la Mission artistique française pour être, après, mis "en conserve" ? Ou aura-t-il venu en plusieurs envois, en plusieurs voyages d'artistes brésiliens qui ont étudié à l'étranger ou d'artistes étrangers qui ont passé pour ou qui se sont établis au Brésil ?
 Almeida Júnior: Autoportrait, 1878
 Almeida Júnior: Autoportrait, 1878
Un tout autre univers pictural est ce qu'on trouve dans l'Autoportrait de 1878, époque où Almeida Júnior habitait à Paris depuis deux ans, comme pensionnaire  du Empereur, et a été admis comme élève à l'École des Beaux-Arts. Boucher ici est remplacé pour Courbet, selon la majeure partie de la critique dévouée à Almeida Júnior. En vérité, on peut aller plus loin :  dans cette oeuvre il y a beaucoup d'amour à la peinture espagnole (qui a dominé l'avant-garde française au moins depuis les années 1840), et encore à la peinture hollandaise (qu'est-ce qu'on peut dire du coup de pinceau qu'on observe dans le vêtement d'Almeida Júnior ?). Courbet aussi a été profondément marqué  pour ces traditions alternatives, qu'il pouvait étudier au Louvre ou à la  Galerie Espagnole, en fonctionnement de 1838 à 1853.   
Curieuse à propos de ce passage d'une tradition à l'autre dans la peinture d'un artiste alors tout jeune, j'ai cherché un texte à ce sujet, devenu classique : Almeida Júnior - sa technique, son oeuvre [Almeida Júnior – sua técnica, sua obra],  d'Alfredo Galvão, écrit en 1950 et heureusement mis en ligne pour l'équipe du site DezenoveVinte (http://www.dezenovevinte.net/). Peut-être qu'il ne soit pas évident d'un coup d'oeil, mais la structure narrative choisie par l'auteur pour aborder le voyage d'Almeida Júnior à l'Europe doit quelque chose aux  contes de  fées. J'utilise certaines des fonctions des personnages présentées par  Vladimir Propp, dans sa Morfologie du Conte Merveilleux, pour aider ma modeste ligne d'argumentation :
a) Il manque quelque chose à un membre de la famille : à  Almeida Júnior manquait alors le contact direct avec la tradition de l'art européenne et avec l'enseignement de grandes écoles de beaux-arts, ce qu'il était nécessaire pour faire progresser sa carrière d'artiste.
b) Le héros quitte la maison : Almeida Júnior est parti pour l'Europe comme pensionnaire du Empereur.   c) Le héros subit une épreuve : élève à l'École des Beaux Arts, en plusieurs moments Almeida Júnior est obligé à tester son talent.
 
d) L'antagoniste est vaincu :  Almeida Júnior a vaincu les épreuves artistiques et "l'antagoniste" (ça veut dire, le fantôme de l'échec à l'étranger) quand il a conquis, d'accord avec Galvão, "des prix de haute distinction", comme le prix dans un concours de dessin d'ornement (à dire la vérité, pas exactement le plus prestigieux) et la mention d'honneur (dans un cours d'anatomie; la spécification de ces prix peut être trouvée chez des auteurs comme Paula Frias, dans sa mémoire de maîtrise Almeida Júnior, uma alma brasileira?), et participer aux Salons de 1879 (avec Portrait de M. J. M...), 1880 (avec Défricheur brésilien et Le remords de Judas), 1881 (avec La fuite en Egypte) et 1882 (avec Pendant le repos).
e) Le damage initial est réparé : la carence dans la formation artistique d'Almeida Júnior est réparé par le succès à l'Europe et l'artiste change alors de la condition de provincial à celle de cosmopolite.
f) Le retour du héros : Almeida Júnior retourne au Brésil en 1884, apportant dans son bagage les tableaux crées à l'Europe et un répertoire artistique “à jour”.
g) Le héros se marie et accède au trône : encore en 1884 Almeida Júnior participe à l'Exposition Générale de l'Académie Impériale des Beaux-Arts, un de ses travaux a été donné par l'Empereur à l'Académie et, l'année suivante,  l'artiste a reçu le titre de “Chevalier de l'Ordre de la Rose”.
 Dessin d'Almeida Júnior à partir de son tableau Pendant le repos,
Dessin d'Almeida Júnior à partir de son tableau Pendant le repos, 
publié dans le Catalogue de l'Exposition Artistique, Rio de Janeiro, 1884
Le schéma que je viens de montrer est très simple et connu par tous. Même comme ça, beaucoup de l'ancienne  histoire de l'art qu'on connaît a été modelé à partir de structures narratives  de ce type. Je n'irais pas dire que je n'ai jamais, moi-même, fait usage de  cette structure, qui a quelque mérite si on considère son impact  rhétorique et l'empathie facile suscité par elle chez le lecteur. Mais  il est possible faire beaucoup plus, surtout quand on pense dans un  artiste comme Almeida Júnior.  
Il y a un scénario bien plus enchevêtré derrière la permanence de l'artiste à l'Europe que ce que les biographies populaires d'Almeida  Júnior permettent d'entrevoir. J'ai feuilleté les catalogues du Salon  de Paris auxquels j'ai eu accès numérique, comme ceux de 1879, 1880 et  1882. Almeida  Júnior commence à participer du Salon justement quand il a sorti le  premier catalogue illustré de l'exposition. Son nom apparaît tout de  suite, en ordre alphabétique, à la première page. Mais il n'y a pas  quelque mise en relief. Il faut une contextualization : il y a 3040 artistes qui participent du Salon en 1880 ; parmi eux,  une très petite fraction mérite l'honneur d'avoir une oeuvre reproduite  dans le catalogue. Il n'a pas besoin de dire que les oeuvres d'Almeida Júnior n'ont jamais été reproduites dans ce catalogue ou dans les suivantes.   Almeida Júnior: Défricheur Brésilien, 1880
Almeida Júnior: Défricheur Brésilien, 1880Des grandes revues d'art, comme la Gazette des Beaux Arts, ne font pas aussi mention à Almeida Júnior. Dans l'édition de mai  1880, le Marquis de Chennevières a publié Le Salon de 1880 et commence  pour critiquer l'excès de tableaux exposés, la foule d'artistes  "inutiles", "médiocres" ou "insignifiants". Aurait-il du moins fait  attention au Défricheur brésilien, exposé cette même année ? S'il en a  fait, il n'a pas parlé. Il parle beaucoup sur Cabanel et ses disciples  (Humbert, Cormon, Thirion, Dupain, etc.). Mais, élève, lui aussi, de  Cabanel, Almeida Júnior est oublié. Quoi avait pu penser Chennevières  sur les peintures d'Almeida Júnior ? À quoi en pensaient des autres  critiques comme lui ? Comment "signifier", à l'époque, la position de  l'artiste qui ne signifie pas, ça veut dire, dont l'oeuvre n'a pas de  répercussion à la presse?  Est-ce qu'il y a quelque liaison entre ce silence critique et le fait  d'un jeune artiste étranger de plus exposer ses oeuvres à Paris ? Quelle  est la liaison entre ce même silence et le mérite artistique d'Almeida  Júnior ?  
 Francisco Laso: Habitant des Cordillières du Pérou, 1855
   Francisco Laso: Habitant des Cordillières du Pérou, 1855   Caricature de Charles-Albert D'Arnould Bertall, publiée dans le Journal pour rire (1855),
Caricature de Charles-Albert D'Arnould Bertall, publiée dans le Journal pour rire (1855),
à propos du tableau de Laso.
Ci-dessus on peut lire le suivant:
"Pourquoi cet habitant porte-t-il une tirelire?
C'est sans doute pour indiquer combien sa patrie est riche en numéraire.
Ceci est vrai; mais, pour la peinture, ce n'est pas le Pérou".
Comme André Toral dans "No limbo acadêmico : comentários sobre a exposição 'Almeida Júnior - um criador de imaginários'  ["Aux limbes académique : commentaires sur l'exposition 'Almeida  Júnior - un créateur d'imaginaires'"], de 2008, j'aimerais bien lire,  moi aussi, beaucoup plus sur les rapports d'artistes tels qu'Almeida  Júnior avec la scène artistique européenne, de préférence présentés à  partir d'une recherche documentaire, narrés d'une façon qui échappe au  triomphalisme des schémas narratifs du conte merveilleux. Sont infinies  les possibilités pour qu'on puisse faire quelque chose comme ça. Je  considère, par exemple, très inspirateur l'article de Natalia Majluf, "Ceci n'est pas Le Perou", or, the failure of authenticity : marginal cosmopolitans at the Paris Universal Exhibition of 1855. Majluf analyse comment la critique parisienne a reçu, par exemple, le tableau Habitant des Cordillières du Pérou, présenté par Francisco Laso (1823-1869) à l'Exposition  Universelle de Paris de 1855. Le tableau, pour plusieurs, n'était pas  suffisamment costumbriste ou pittoresque, ça veut dire, il n'était pas  suffisamment péruvien... terrible péché pour un peintre pas français,  selon le point de vue de Majluf :  
“Like  Mantz, other critics disqualified the work of marginal cosmopolitans by nothing, in passing, who their - mostly French - teachers had been. Where the style used by the marginal cosmopolitan was traceable to a French source, it could only be caracterized as an illegimate possession, as a theft. For cultural authenticity could not be borrowed; it was, in fact, nontransferable cultural property. National schools were expected to be able to generate, autonomously, distinctive styles to reflect the 'genius', the 'spirit', and the 'character' of its people [...]. Imitation was everywhere rejected".
  
Un tel point de vue ne pouvait pas renouveler notre façon de comprendre un tableau comme le Défricheur brésilien ? À qui Almeida Júnior voulait satisfaire avec le travailleur représenté dans une luxurieuse nature tropicale, peinte de mémoire ? À ceux qui étaient encore au Brésil ? À la critique française, qui cherchait l'exotisme ? À tous les deux ? Il y a eu quelque encouragement extérieur pour qu'il ait peint cette oeuvre ? Pourquoi ce unique tableau "régional" parmi d'autres de thématique "cosmopolite", présentés par Almeida Júnior dans les autres éditions du Salon ? Sans rien savoir sur ce dilemme, Galvão a écrit le suivant : 
  "Un autre point intéressant à propos du talent d'Almeida Júnior est-ce que, même en habitant à Paris depuis six ans, où il travaillait beaucoup et où il a créé une grande partie de sa vaste oeuvre, il a toujours pensé à sa lointaine patrie, incorporant à sa thématique des sujets nationaux, comme le Défricheur brésilien, Caipiras negaceando, etc". 
  Le Défricheur d'Almeida Júnior, je l'ai déjà vu être comparé, entre nous, aux paysans de Millet. Mais la nature tropicale mise en relief dans le tableau de l'artiste brésilien adultère un peu cette possibilité; à mon avis la préoccupation avec la représentation du "typique" et local est plus accentué que la thématique sociale, si forte chez l'artiste français.
   
                      
  Pour conclure d'une façon digressive,  un petit échantillon de comment il y a, dans notre relation historique  avec les arts européens, quelques moments gênants et, peut-être même  pour ça, révélateurs. L'introduction du catalogue illustrée du Salon de  Paris de 1879 (dans lequel Almeida Júnior début comme peintre à  l'étranger), signé par F.-G. Dumas, termine avec une phrase pleine  d'espoir : 
 "Le but que nous désirons atteindre est d'établir un  lien plus intime et plus durable entre l'artiste et le public.  Puissions-nous y réussir !" 
 Par contre, dans l'introduction  écrite par le marchand L. de Wilde pour le catalogue de l'Exposition  Artistique de 1884, réalisé ici au Brasil, de nouveau avec la  participation d'Almeida Júnior (lequel cette fois mérite, dans le  catalogue, une oeuvre illustrée) on peut lire, dans un certain passage,  le suivant : 
 "On croit, toutefois, que quand même on a contribué  avec peu, pour vrai dire, mais en tout cas avec bonne volonté, pour  remplir notre unique but : établir un lien plus intime et plus durable  entre l'Artiste et le Public [...]". 
 Peut-on trouver ici quelque  similarité ? Je laisse mon conseil : il faut beaucoup plus explorer, au  Brésil, les joies et les difficultés de notre (plusieurs fois méconnu)  cosmopolitisme artistique.